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Politique - Article paru le 28 avril 2008 dans l'humanité

« Bâtir une société pour tous les âges »

Entretien avec Henri Chevé, chercheur, responsable syndical de l’UCR-CGT.

« On vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps. » Ce principe, posé comme une évidence, est retenu par le gouvernement pour justifier un allongement de la durée de cotisation pour la retraite. Quelles réflexions cela vous inspire-t-il ?

Henri Chevé. Il faut regarder l’ensemble des données, et pour cela sortir de l’économie, et du syndicalisme tel qu’on le conçoit habituellement. Il faut parler du temps long. On assiste à une révolution démographique : passer, en un demi-siècle, de 5 % de plus de 60 ans dans la population à 20 %, et, dans une quinzaine d’années, à 33 %, cela modifie radicalement les sociétés. On ne sait pas comment fonctionne une société avec une telle proportion de plus de 60 ans. L’allongement de la durée de vie est une tendance lourde, incontournable, compte tenu des progrès de la médecine, des conditions de vie, etc., même s’il y a de grandes inégalités, qu’il faut toujours rappeler. De surcroît, l’espérance de vie en bonne santé augmente plus vite encore.

Alors, il y a deux façons de voir les choses. Soit on considère que c’est un événement sans conséquences majeures, qu’il suffit que la société s’adapte, c’est-à-dire qu’effectivement, on va maintenir le même ratio actifs-retraités, et que, chaque fois qu’on va gagner en durée de vie, on va augmenter à due proportion la durée du travail. Dans cette même optique, on pourrait aussi envisager qu’en matière de santé, la part relative aux dépenses liées à la fin de vie soit gelée, ce qui supposerait une sélection de la nature des soins remboursés en fonction de l’âge… Ces exemples répondent à la logique du libéralisme.

Et pour vous, il y aurait donc une autre approche possible ?

Henri Chevé. Oui, car on peut aussi se dire : est-ce que, tout compte fait, l’humanité n’est pas en train de franchir un cap, en pouvant aller au bout de ses capacités biologiques d’existence ? En prenant en compte les énormes gains de productivité réalisés, le bond en avant des sciences et des techniques, n’y a-t-il pas alors autre chose à imaginer que la productivité de l’individu au sens mercantile du terme ? N’y a-t-il pas à sortir de l’idée du déroulement qualitatif de la vie humaine qui nous est proposée, avec une montée en puissance de son potentiel jusqu’à ce que l’individu devienne le plus productif possible, et ensuite une redescente, qui fait que létablit une hiérarchie entre les âges de la vie, au profit de l’âge du « produire rentable » ? Pour moi, au contraire, la vie doit être considérée comme un plan incliné qui monte. Edgar Morin, qui est très âgé, dit ceci : ayant l’âge que j’ai, j’ai aussi 15 ans, 20 ans, 40 ans, etc., parce que j’ai tous les souvenirs de ces époques, et en plus, j’ai l’âge que j’ai maintenant, qui est un « plus ». Par ailleurs, il faut résister à l’image de la vieillesse qui serait nécessairement la maladie, le handicap.

Reste à inventer quelle place et quel rôle pour les retraités dans la société. À réfléchir sur ce que peut être une société évoluée ayant des gens qui vivent près d’un siècle. C’est ici que toute la recherche sociologique, technique, médicale, devrait se confronter. Mais cela reste inabordé, parce que l’on considère que l’allongement de la durée de vie n’est pas en soi une innovation…

Pour vous, le défi à relever est donc de changer le regard sur ce temps nouveau, plus long, de meilleure qualité, qu’est la retraite, de le voir comme un temps socialement utile…

Henri Chevé. Il faut s’interroger sur le concept d’utilité sociale : la troisième partie de vie, déconnectée de l’activité productive, est-ce que ça doit être justifié ? Serait-il condamnable en soi de ne pas être utile d’un point de vue productif ? Est-ce que l’augmentation des gains de productivité ne permet pas de répartir les âges de la vie, avec une grande partie - et dans les meilleures conditions possibles - assurée à l’apprentissage, une partie consacrée à l’accumulation de biens et de services pour l’intérêt de la société tout entière, et une troisième partie consacrée au repos, à l’étude, aux loisirs, etc. ? On a besoin d’un regard sociétal, un peu plus ouvert, un peu plus imaginatif.

On sait bien que la présence des retraités ajoute du lien social, qu’ils sont générateurs d’emploi (le déficit d’emplois de service à la personne, pour l’accompagnement des personnes âgées commençant à être dépendantes, est immense). Cela fait aussi, potentiellement, du pouvoir d’achat. Les retraités ne sont pas un coût mais une valeur, une valeur du PIB qui doit être augmentée parce que leur nombre augmente. Il y a besoin en conséquence d’un nouveau partage des richesses, c’est incontournable.

Il faut éviter le communautarisme des âges. Il n’y a pas le groupe des moins de 25 ans qui défendrait des intérêts particuliers, le groupe des 25-60 qui défendrait sa productivité, le fait que c’est lui qui nourrit la société, et le groupe des « parasites », des plus de 60 ans, qui se défendrait par du lobbying contre les deux autres groupes. C’est cette conception qu’on voudrait nous inculquer. En réalité, chaque être humain, à un moment, aura 10, 20, 50, 60, 80, 90 ans. Et c’est le même individu. Celui qui a 20 ans aujourd’hui, demain aura 90 ans.

Avec votre organisation, l’Union confédérale des retraités CGT, vous avancez la perspective de construire « une société pour tous les âges » (1). Pouvez-vous la préciser ?

Henri Chevé. Une société pour tous les âges, cela signifie créer un environnement permettant à chaque individu de jouir de la plénitude de ses droits à chacun des âges de la vie. Cela veut dire faire en sorte qu’à 70 ans, en retraite, on soit considéré comme un citoyen à part entière, parfaitement intégré dans une société existant aussi pour nous. Après, qu’il y ait des adaptations économiques à faire, un autre partage de la richesse créée, bien sûr. Cela, il nous revient d’en décider tous ensemble, toutes générations confondues.

À l’UCR-CGT, nous avons commencé à réfléchir sur les modifications à opérer dans l’environnement des retraités. Prenons l’habitat : l’existence à terme d’une population nombreuse de personnes âgées repose le problème de manière très conséquente. Or, l’habitat de 2030 se fait aujourd’hui. Nous préparons une grande initiative sur le thème « habitat, territoire et retraités », qui réunira architectes, urbanistes, décideurs publics, élus. Logement, urbanisme, transports, culture, éducation : l’importance de cette population âgée engage pour la société la mise en oeuvre de nouveaux moyens, de nouveaux services, qui sont eux-mêmes générateurs de richesses.

(1) Fruit de recherches et de débats, sous l’impulsion de Henri Chevé, qui ont débouché sur un colloque organisé par l’UCR-CGT, le 22 janvier 2007, dont on peut consulter le compte rendu sur le site www.ucr.cgt.fr

Entretien réalisé par Yves Housson

Tag(s) : #Retraites
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