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Article paru le 17 juin 2010 dans l'Humanité

 

Le grand bond en arrière

La retraite à 62 ans, y compris pour les travaux pénibles, le taux plein à 67 ans, 41,5 ans de durée de cotisation… 
Le projet de réforme gouvernemental cumule injustice et inefficacité. Décryptage.

Les cartes sont sur la table. Le projet de réforme des retraites dévoilé hier par Éric Woerth ne réserve aucune surprise. Le report de l’âge légal de départ à 62 ans, en seulement six ans, combiné à la poursuite de l’allongement de la durée de cotisation à 41,5 ans en ferait l’une des réformes les plus brutales parmi toutes celles initiées en Europe. Tandis que le dispositif de prise en compte de la pénibilité, qui laisserait à l’écart le plus grand nombre des victimes, confine à la provocation, au regard de la plus insupportable des injustices, celle qui touche à l’espérance de vie. Hormis le Medef et ses amis de l’UMP, le ministre du Travail n’a convaincu personne en qualifiant son projet de « responsable » et « juste ». C’est juste le contraire, analyse-t-on sur les bancs de la gauche comme chez tous les syndicats. Les mini-prélèvements supplémentaires prévus sur les hauts revenus, les revenus du capital et les entreprises ne font pas illusion. Car l’effort réclamé pour, promet Woerth sans visiblement trop y croire, parvenir à l’équilibre financier en 2018 se partage ainsi  : environ 85 % à la charge des salariés (22,6 milliards d’euros), le reste (4,4 milliards d’euros) pour les revenus financiers et les entreprises. En vérité, étant donné l’inertie et l’impuissance gouvernementales sur la question de l’emploi, la plus cruciale pour l’avenir de la retraite, cette réforme, si elle devait être menée à bien, prendrait le chemin des précédentes de 1993 et 2003, réussissant le tour de force de dégrader le droit à la retraite sans résoudre le problème réel du financement. Les syndicats en tiraient hier la seule conclusion qui vaille  : intensifier la mobilisation, dès le 24 juin, pour imposer une « réécriture » du projet d’ici à son passage en Conseil des ministres le 13 juillet.


1 « La durée de cotisation sera portée (…) à 41,5 ans en 2020 ». « L’âge légal de départ à la retraite sera porté à soixante-deux ans en 2018. »


C’est un durcissement drastique des conditions d’accès au droit à la retraite. Appliqué au privé et au public, ainsi qu’aux régimes spéciaux (à partir de 2017). Le report de l’âge légal se fera à un rythme rapide : quatre mois de plus par an, à partir du 1er juillet 2011. Ainsi, les assurés nés après le 1er juillet 1951, qui pouvaient partir à soixante ans l’an prochain, devront travailler quatre mois de plus ; ceux qui sont nés en 1952, huit mois de plus, et ainsi de suite, jusqu’à atteindre 62 ans. C’est, potentiellement, l’équivalent de 1 million d’emplois qui seront ainsi soustraits aux jeunes. Dans les faits, sachant les pratiques des entreprises envers les seniors, le report de l’âge légal risque de se traduire pour beaucoup par une prolongation de la période de chômage. Avec, à la clé, des conséquences sur le niveau de leur pension. L’âge de la garantie du taux plein sera aussi décalé de deux ans, de 65 à 67 ans. Premières victimes, les femmes. Pour cause de carrière incomplète, 30 % d’entre elles attendent d’atteindre ce seuil pour liquider leur retraite.


2 « Des mesures de rapprochement des règles entre public et privé sont prévues »


L’addition est salée pour les fonctionnaires. Leur taux de cotisation, de 7,85 %, sera aligné, en dix ans, sur celui du privé, plus élevé (10,55 %) parce que, comme « oublie » de le dire Éric Woerth, il intègre la cotisation pour la retraite complémentaire obligatoire (Agirc, Arrco), dont ne bénéficie pas la fonction publique. Le dispositif de départ anticipé pour les parents de 3 enfants ayant quinze années de service sera fermé à compter de 2012. Chaque année, 15 000 personnes en bénéficiaient. Conçu à l’origine pour favoriser la natalité, il était, dans les faits, utilisé par beaucoup, en particulier dans la fonction publique hospitalière, comme un moyen d’échapper à la pénibilité. Troisième mesure, illustrant bien une volonté d’harmonisation public-privé par le bas : les fonctionnaires bénéficiant du minimum garanti de pension, qui, jusqu’alors, y avaient droit dès l’âge de l’ouverture des droits (soixante ans) même s’ils n’avaient pas effectué une carrière complète, devront attendre, à l’image du privé, d’avoir tous leurs trimestres ou bien l’âge du taux plein (soixante-sept ans après la réforme). En revanche, le gouvernement décide de « geler » la contribution de l’État employeur au financement de la retraite de ses agents. Cette mesure montre bien que tout l’effort d’ajustement face à la montée en charge des dépenses pour les retraites est réclamé aux fonctionnaires.


3 « L’augmentation de l’âge légal va permettre d’améliorer le taux d’emploi des seniors »


C’est l’une des contradictions majeures de la politique gouvernementale : comment justifier un report de l’âge de la retraite quand six salariés sur dix (58,5 %) sont évincés de l’emploi avant leurs 60 ans ? Le ministre du Travail prétend la résoudre en augmentant l’âge légal de départ : les entreprises changeraient alors la conception qu’elles ont des salariés âgés. Pour autant, Éric Woerth n’est pas très sûr de lui, puisqu’il estime nécessaire d’« encourager » cet effet en faisant un nouveau cadeau fiscal aux employeurs : une aide à l’embauche d’un an pour les chômeurs de plus de 55 ans. Une exonération qui correspondrait à 14 % du salaire brut pour toute embauche en contrat à durée indéterminée ou en CDD de plus de six mois, et qui s’appliquerait à « toutes les entreprises ». La réforme prévoit également de développer les aides au tutorat en entreprise.


4 départ à la retraite de ceux qui sont usés par leur travail »


Les salariés astreints à des travaux pénibles qui, jusqu’alors, devaient, comme les autres, attendre soixante ans pour partir, auront, demain, le droit d e partir à… soixante ans. À une condition cependant : que leur état de santé ait été dégradé à la suite d’exposition à des facteurs de pénibilité, au point qu’il leur vaille un taux d’incapacité égal ou supérieur à 20 % ayant donné lieu à l’attribution d’une rente pour maladie professionnelle (ou pour accident du travail provoquant des troubles de même nature). S’ils remplissent ce critère, ils ne subiront donc pas le report de l’âge légal à soixantedeux ans et pourront partir à soixante ans avec le taux plein quel que soit leur nombre de trimestres. Comme on le craignait, le gouvernement a choisi le système de prise en compte de la pénibilité le plus restrictif. Selon sa propre estimation, pas plus de 10 000 personnes en profiteront. Il refuse d’aller au-delà, prétendant ne pas disposer de moyens d’établir rigoureusement un seuil d’exposition à la pénibilité entraînant, très probablement, des conséquences sur la santé. De nombreux spécialistes disent le contraire et jugent possible d’établir un droit à départ anticipé en fonction de durées d’exposition. Beau- coup d’études montrent le lien entre conditions de travail pénibles et pathologies, qui peuvent se déclencher avant mais aussi après la retraite. C’est le cas notamment de l’exposition à des produits cancérigènes, qui concerne plus de 2 millions de salariés. Chaque année, on enregistre 20 000 cancers professionnels et 15 000 décès des suites de ces maladies. La CGT estime que 15 % des salariés sont soumis à des travaux pénibles (port de charges lourdes, environnement agressif, postures physiques pénibles, travail de nuit, horaires décalés…). Le dispositif retenu par le gouvernement sera financé par la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la Sécurité sociale. Le projet de réforme prévoit d’autre part de prolonger le dispositif « carrières longues » permettant aux assurés ayant commencé à travailler très tôt (quatorze, quinze, seize ans), de partir avant soixante ans, et de l’étendre à ceux ayant démarré leur activité à dix-sept ans. À la condition d’avoir une durée d’assurance de deux ans plus longue que la durée requise pour le taux plein.


5 « Les dispositifs de solidarité qui font la force du système de retraite français sont non seulement préservés mais renforcés. »


Le ministre du Travail se paie de mots. Les trois mesures de solidarité annoncées, si elles vont dans le b o n sens, et à condition que leur traduction juridique dans le futur projet de loi ne réserve pas de mauvaise surprise, sont loin de corriger les inégalités et injustices qui marquent la retraite. Pour les jeunes, le projet de loi envisage d’offrir deux trimestres supplémentaires de cotisations (de 4 à 6) lorsqu’ils sont au chômage non indemnisé. Une réponse minimale à la difficile insertion des jeunes sur le marché du travail, puisqu’en moyenne ils obtiennent un emploi stable à vingt-huit ans. Pour les femmes, Éric Woerth propose « d’empêcher que le congé maternité ne fasse chuter la pension de retraite ». L’indemnité journalière perçue pendant le congé maternité entrera désormais dans le salaire de référence sur lequel est calculée la pension de retraite. Une goutte d’eau au regard de l’océan d’inégalités hommes-femmes face à la retraite, inégalités prenant leur source dans la vie professionnelle. Là, en guise de réponse, le gouvernement déclare envisager de sanctionner les entreprises… qui n’auront pas réalisé le diagnostic de la situation salariale comparée des hommes et des femmes. Mme Parisot en tremble…


6 « La réforme 2010 va permettre de restaurer dans la durée la confiance des Français dans le système de retraite. (…) Puisqu’elle permettra de revenir dès 2018 à l’équilibre. »


Un cheval, une alouette. Telle est la conception gouvernementale de l’équité dans l’effort réclamé pour équilibrer, à l’horizon 2018, les comptes du système de retraite. Les sacrifices exigés des salariés s’élèvent à 25,1 milliards d’euros en 2020 : 20,2 milliards d’économies réalisées avec les mesures d’âge, et 4,9 milliards avec les mesures de « convergence » public-privé. De leur côté, les hauts revenus seraient taxés à hauteur de 630 millions, par le biais d’une hausse de 1 point du taux de la tranche la plus élevée de l’impôt sur le revenu. 340 000 foyers fiscaux (moins de 1 % de l’ensemble) avec des revenus annuels supérieurs à 69 783 euros seront concernés. Stock-options et retraites chapeaux sont égratignés (340 millions d’euros) et les revenus du capital (plus-value de cessions mobilières, immobilières, dividendes…) seront soumis à une contribution légèrement accrue (pour 1,3 milliard d’euros). Quant aux entreprises, le gouvernement envisage de réduire les allégements de charges patronales de 2,4 milliards d’euros. Loin des 30 milliards d’euros qu’ils coûtent à l’État. Éric Woerth mise également sur une baisse du chômage qui, à partir de 2015, permettrait de basculer des cotisations Unedic sur l’assurance vieillesse. Enfin, il veut pomper dès 2011 les ressources du fonds de réserve pour les retraites (FRR) afin de financer intégralement les déficits cumulés du régime général d’ici à 2018, année du retour prévu à l’équilibre. Un fonds qui devait couvrir une partie des besoins de financement des régimes de retraite du secteur privé à partir de 2020 avec la cessation d’activité de la génération du « baby-boom ».


YVES HOUSSON ET CLOTILDE MATHIEU

Tag(s) : #Retraites
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