Les États-Unis sont-ils toujours en état de « choc des civilisations » ?
Humanité Quotidien
9 Septembre, 2011
Reportage à New York et en Arizona.
La société américaine cède-t-elle encore à la tentation de trouver des boucs émissaires (musulmans, Latinos) à la fois à l’évolution rapide de la
place du pays et à sa mutation démographique ?
Tucson, Phoenix, New York (États-Unis), envoyé spécial. Juste une image. Juste une scène. Un vendredi midi sous le soleil plombé de l’été arizonien (43 degrés à l’ombre). La prière de 12 h 28 vient de prendre fin à l’Islamic Center de Tucson. Au numéro 901 de la Première Rue, les hommes sortent par la porte principale. Les femmes, toutes voilées, par un accès latéral. Sur la petite place, entre un palmier et un minaret d’une dizaine de mètres de hauteur, les hommes « socialisent » pendant de longues minutes. En retrait, les femmes en font de même. Nous sommes dans le périmètre de l’université de l’Arizona, immense campus en plein cœur de la deuxième ville (550 000 habitants) de l’État.
Des centaines de musulmans viennent de vivre leur foi tranquillement, paisiblement, sans commentaire offensant ni regard désapprobateur des nombreux
passants : est-ce une image juste, une scène représentative de la réalité ?
Maintenant, juste une autre image. Une autre scène. Quelques jours plus tard. À New York, cette fois. Un restaurant dans Manhattan. Les écrans de télévision retransmettent la finale de la Gold Cup, tournoi de football regroupant les équipes de toutes les Amériques. Le Mexique l’emporte quatre buts à deux face aux États-Unis. Dans les cuisines, c’est la fête pour les Latinos. Le barman et les serveurs, tous « anglos », se font chambrer et l’acceptent en toute décontraction : « La prochaine fois, peut-être. »
Des immigrés mexicains aux États-Unis soutenant l’équipe du Mexique face à celle des Yankees en toute « normalité » : est-ce une image juste, une scène
représentative de la réalité ? Autrement dit, Samuel Huntington, décédé en 2008, a-t-il emporté dans sa tombe sa vénéneuse théorie du « choc des civilisations » ? Dix ans après les
attentats terroristes du 11 septembre, a-t-elle encore prise sur le corps social états-unien comme elle a pu imprégner l’action de l’administration Bush et la pensée de la droite
républicaine ?
Pour en jauger, l’Arizona semble le bon « thermomètre ». Cet État historiquement conservateur a élu ces dernières années une majorité aux assemblées d’État parmi les plus à droite du pays. L’Arizona connaît également un boom démographique (6,4 millions d’habitants, selon le recensement 2010, contre 3,7 en 1990) en raison notamment d’une forte immigration latino (un tiers de la population), particulièrement importante à Phoenix, la capitale d’État, et à Tucson. C’est dans cette ville, à la réputation pacifique, qu’une fusillade déclenchée par Jared Lee Loughner, a fait six morts dont une jeune fille née… le 11 septembre 2001. La cible – la députée démocrate Gabrielle Giffords – a pris une balle dans la tête mais s’en est miraculeusement sortie…
Mais, avant de mettre cap à l’ouest, il faut évidemment commencer par New York.
Park 51 :
quand l’islamophobie signe son retour
La « ville des villes » n’a jamais versé dans la paranoïa ou la réaction. Même le 12 septembre 2001. Pourtant, dix ans après, le climat y est presque plus délétère qu’au lendemain de l’effondrement des tours jumelles. Le symptôme de cette fièvre a un nom : Park 51. Au départ, il s’agissait d’ouvrir un centre culturel musulman – un parmi des dizaines d’autres à New York – dans un bâtiment sis 51 Park Place. Ça ne sentait même pas la poudre. Et pourtant. Des groupes extrémistes ont craqué quelques allumettes et le débat s’est embrasé. Le centre a été présenté comme la « mosquée de Ground Zero » (51 Park Place se situe à quelques centaines de mètres du site), une « provocation » à l’encontre des victimes. Le projet aujourd’hui est gelé. Des policiers sont postés en permanence à l’entrée de l’immeuble afin d’éviter l’action d’extrémistes islamophobes. Amena Meer, en charge de la communication du projet, avoue qu’elle a encore quelque difficulté à concevoir ce qui a déraillé. Écrivain, elle vit dans cette partie sud de Manhattan depuis 1989. « J’ai beau le répéter : c’est un centre culturel, pas une mosquée… », souffle-t-elle, dépitée. L’argument de la proximité avec Ground Zero lui échappe également : « Où commence la zone interdite aux musulmans ? Trois blocs ? Quatre, cinq ? Quid des musulmans qui vivent et travaillent dans ce quartier ? Où leur présence ne représente-t-elle plus une offense ? Les musulmans ne devraient-ils plus avoir accès aux services de la ville parce que leur religion a été prise en otage ? » Amena nage toujours en pleine incompréhension mais, pour l’imam Feisal Abdul Rauf, de l’Initiative Cordoba, les ressorts de l’affaire sont clairs : « Une petite mais bruyante communauté islamophobe a commencé à nous prendre pour cibles, en partenariat avec l’extrême droite, le Tea Party et d’autres éléments d’une coalition anti-Obama. Et ces forces combinées à la machine de Murdoch – Fox News et le New York Post – s’en sont prises à nous. »
Park 51 n’est pas un cas isolé, selon Aziz Huq, professeur de droit à l’université de Chicago. « Il y a un climat d’animosité grandissante envers les musulmans américains, expose-t-il. Les rapports sur les discriminations à l’embauche, après avoir baissé à la suite du pic post-11 septembre, remontent de nouveau. Des enquêtes d’opinion montrent également un nouveau sommet atteint par les vues antimusulmanes. Le plus troublant, c’est que les rapports des ONG sur les crimes de haine montrent la même tendance. Plusieurs États envisagent de suivre l’exemple de l’Oklahoma et d’interdire officiellement la charia, comme si la menace était vraiment réelle… »
La scène racontée au début de ce récit ne serait-elle donc qu’un mirage ? Oui et non, à la fois, si l’on en croit Fayez Swailem. Arrivé d’Égypte il y a trente-cinq ans, ce professeur de médecine nucléaire à l’université d’Arizona est membre du comité de direction de l’Islamic Center de Tucson. « Il faut regarder la réalité en face, pose-t-il d’emblée : il y a de l’islamophobie dans la société américaine. Dans les milieux universitaires, je ne dois pas y faire face. Mais, parfois, les enfants reviennent de l’école où on leur a dit : “Vous êtes des terroristes”, “Rentre dans ton pays”. » Pour le vieux professeur qui a gardé l’accent moyen-oriental, « cela n’empêche pas la communauté de continuer à vivre sa vie sans heurts majeurs ».
Amin est arrivé du Liban, il y a vingt-huit ans, pour mener ses études à l’université. Comme beaucoup d’autres étudiants étrangers, il est finalement resté. Musulman assumé. Musulman serein. « Nous, vous savez, dans la rue, on peut passer pour des Latinos. » Une pause. Il réfléchit : « Quoiqu’en ce moment, ce n’est pas mieux… »
Streamline, SB 1070 :
la guerre
à l’immigration latino
Ce pourrait même être pire. Non content de faire du choc avec l’islam la matrice des relations internationales, Samuel Huntington a théorisé le choc culturel intérieur avec les Latinos. Ses disciples, majoritaires dans le Parlement de l’État d’Arizona, ont adopté en 2010 une loi dite SB 1070 autorisant, de fait, les contrôles policiers au faciès, ce qui peut sembler malheureusement banal en France mais s’inscrit en contradiction des règles constitutionnelles états-uniennes. Les dispositions de ce texte ont certes été annulées par la justice, depuis, mais si l’on en croit Maru Pacheco, responsable de l’association Coalicion de los derechos, « la police la met en œuvre au quotidien » (1). Elle ajoute : « Mais la grosse machine à chasser les immigrés, en ce moment, c’est Streamline. Vous devriez aller voir au tribunal. »
Tribunal fédéral, centre-ville de Tucson. Tous les jours, à 13 h 30, Streamline, « Rationaliser » (sic), c’est ceci : 70 immigrés clandestins, choisis parmi le millier que la border patrol (police de la frontière) arrête chaque jour, font une expérience authentiquement kafkaïenne. Ils ont été appréhendés la veille, après des jours voire des semaines passés dans le désert. Ils n’ont pas eu le droit à une douche. Ils sont sales, ils ont le regard hagard face au juge. Dans leur immense majorité, ils ne parlent pas anglais. Ils ne comprennent pas ce qui se joue. Ils ne disposent pas des conseils d’un avocat. On leur dit de « plaider coupables » pour pouvoir repartir au Mexique. Et ils s’exécutent. Sans le savoir, ils deviennent ainsi des « criminels » au regard de la loi.
C’est Stephen Lemons, journaliste au Phoenix New Times, qui a révélé ces pratiques au grand jour. « Depuis 2008, 30 000 personnes sont passées par Streamline, lancée par l’administration Bush en 2005 », indique-t-il. Pour faire du chiffre, il arrive même à la border patrol de jeter dans Streamline des sans-papiers qui traversaient la frontière vers… le Mexique : ils retournaient chez eux ! Au passage, Corrections Corporation of America (CCA), le géant privé des prisons, se fait rémunérer par l’État fédéral : 200 dollars par clandestin et par nuit !
Streamline est un programme fédéral mais il prospère particulièrement en Arizona. Quel est donc le problème avec cet État ?
Pearce-Arpaio :
le « laboratoire » arizonien
Le problème ? Le voici, selon Regina Romero, première Latina à siéger, depuis 2007, au conseil municipal de Tucson, élue démocrate du centre-ville historique : « L’Arizona est un État conservateur depuis des décennies mais plutôt “modéré”. Depuis six ans, le débat s’est polarisé. L’Arizona est un laboratoire qui a servi à convaincre et à entraîner d’autres États. »
Le problème ? Paul Eckerstrom, avocat de son état, pousse l’analyse. « La majorité républicaine de l’Assemblée d’État se sépare du pays parce qu’elle dit qu’elle ne suivra pas les lois qui ne lui plaisent pas », décrit celui qui a lancé le projet « Start Our State », afin de créer un 51e État, celui de l’Arizona du Sud, débarrassée de Phoenix et de ses furieux réactionnaires. « Ils essaient de faire en sorte que les gens blâment les immigrés illégaux pour tous les problèmes économiques tout en fermant eux-mêmes des écoles et en faisant les poches des habitants pour accorder des réductions d’impôts aux plus riches et aux grandes compagnies. »
Cette majorité ultradroitière a battu les républicains « modérés » grâce aux changements sociologiques intervenus en Arizona ces dernières décennies. « Il y a de larges groupes de retraités qui viennent des endroits les plus conservateurs des États-Unis, notamment du Midwest, décrypte Celestino Fernandez, sociologue à l’université d’Arizona à Tucson. Ils disposent de peu de compréhension de la diversité culturelle et ethnique de l’Arizona. » Ce n’est donc pas tant l’arrivée de Latinos qui a radicalisé le débat que celle de Blancs conservateurs de tous le pays. L’Arizona est l’un des eldorados des retraités blancs. Certains se sont installés définitivement sur ces terres ensoleillées qui furent celles de Geronimo. D’autres n’y passent que l’hiver, l’été étant trop chaud. On les appelle les « snowbirds » (oiseaux migrateurs venus de la neige). Dans leur grande majorité, ils sont fiscalement domiciliés en Arizona, État de peu d’impôts, et en sont donc électeurs. Les seniors et les riches – souvent les mêmes – ont tendance à considérer qu’ils paient des impôts pour l’éducation, la santé et les services des sans-papiers hispaniques… Les Latinos n’ont pas l’exclusivité de leur vindicte.
Un soir de juin. Le Cactus Conservative Club tient salon au centre communautaire de Scottsdale, dans les contreforts des montagnes qui dominent Phoenix, en plein milieu d’un complexe de golf, en compagnie de Carl Godlberg qui leur dit tout sur la « menace de l’islam ». Un autre soir, une section voisine du Tea Party accueille Brad Zinn, qui explique que « le communisme est une maladie mortelle ». On aurait pu le penser mort, ce communisme dont il parle, mais l’universitaire dévoile à un public conquis, qu’il revit à travers la politique de... Barack Obama.
Le grand « malaise » des WASP généré par de multiples peurs – sociales, économiques ou « identitaires » – a été détourné pour nourrir un discours de haine porté notamment par le mouvement du Tea Party, l’empire Murdoch (Fox News) et quelques milliardaires, à l’instar des frères Koch.
Cette machinerie ultradroitière a, en Arizona, deux héros : Joe Arpaio (2), autodésigné « shérif le plus dur d’Amérique », et Russell Pearce (3), « père » de SB 1070, membre des Tea Parties et élu à la présidence du Sénat d’État après les élections de mi-mandat à l’automne 2010. Pourtant, la roue pourrait tourner. En novembre, Russell Pearce sera confronté à une « recall election », littéralement une « élection de rappel ». Son siège sera remis en jeu, à la suite d’une pétition signée par des dizaines de milliers d’électeurs. La stratégie du « recall » est devenue une arme nationale brandie par certaines franges du Parti démocrate et des organisations de gauche mais elle s’avère à double tranchant. Dans le Wisconsin, où le gouverneur républicain a déclenché une « guerre de classes », selon le vice-président de l’AFL-CIO, Leo Gerard, le scrutin du recall, qui s’est déroulé en août, a conforté la majorité de droite au Sénat malgré la perte de deux sièges pour le GOP (Grand Old Party, surnom du Parti républicain), qui a désormais plus de marge de manœuvre qu’avant.
Quant à Russell Pearce, une défaite de l’un des élus les plus réactionnaires des États-Unis représenterait un signal symbolique – l’Arizona n’est tout de même pas prête de basculer à gauche – d’ouverture. Sur le long terme, c’est le pari de Celestino Fernandez : « Le problème actuel, c’est que la démographie change plus vite que les mentalités. La jeune génération est plus ouverte que les précédentes sur les questions que nous appelons de “race” et d’ethnie. Mais, pour l’instant, ce ne sont pas les jeunes qui pèsent le plus dans les urnes. Ce sont les adultes les plus âgés – les Blancs conservateurs notamment – qui sont les plus influents. »
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