Chrisitan Laval est professeur de sciences économiques et sociales depuis 1978, auteur de L’Ambition sociologique, coll. Recherches/Mauss, La Découverte, 2002 et
de L’Homme économique, Nrf-Essais, Gallimard, 2007. Il a co-organisé en 2003 et 2004 les ’Rencontres nationales sur l’enseignement de l’économie’ à La Sorbonne et
co-rédigé deux ouvrages consacrés à cet enseignement, L’économie est l’affaire de tous, Quelle formation des citoyens ? (Syllepse, 2004) et Enseigner l’entreprise, Nouveau catéchisme et esprit scientifique (Syllepse, 2005).
Pour citer cet article : Christian Laval, « Le rapport Guesnerie et la liquidation des SES », Revue du MAUSS permanente, 15 septembre 2008 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article395
Quel constat tirer de la lecture attentive du Rapport de la mission d’audit des manuels et programmes de sciences
économiques et sociales du lycée présidé par Roger Guesnerie (dit « rapport Guesnerie ») remis à Xavier Darcos le 3 juillet 2008 ? Non seulement ce rapport n’est pas favorable
aux Sciences économiques et sociales (SES), mais il est dénué d’ambiguïtés dans le jugement global qu’il porte sur cette discipline. En réalité, il est extrêmement clair quant à ses postulats
et à ses préconisations. Le soutenir, d’une manière ou d’une autre, c’est soutenir la liquidation des SES. Certes, on n’entend pas ici « liquidation » au sens
de suppression pure et simple de cet enseignement mais au sens commercial de « réalisation de l’actif de l’entreprise en vue du règlement de son passif ». La tâche dévolue à la
commission Guesnerie a consisté à se débarrasser des acquis et de « l’esprit » de cet enseignement, en noircissant le bilan, avant qu’un repreneur, que l’on devine, ne se précipite
pour présenter son plan de redressement qui « sauvera » cet enseignement de toutes les critiques qu’il subit et qui lui donnera les fondements scientifiques qui lui
manquent.
Ce rapport, volontiers donneur de leçon sur le plan intellectuel, est profondément idéologique. Il suffit de lire attentivement le texte même du rapport, sans en sélectionner les passages apparemment les plus favorables, pour en saisir l’économie générale. Même si le rapport témoigne de grandes incohérences dans ses critiques, d’un profond manque de connaissance de ce qu’est l’enseignement secondaire, de son histoire et de ses missions, même s’il témoigne d’une grave méconnaissance de ce que sont les SES, ce rapport ne dit pas n’importe quoi et l’on n’a pas le droit de lui faire dire n’importe quoi. C’est un rapport qui a sa ligne idéologique et sa cohérence politique. Encore faut-il les faire apparaître honnêtement.
Un texte,
c’est d’abord un contexte. Nous n’insisterons pas ici sur une évidence : le rapport Guesnerie participe d’un discours stratégique qui, depuis des années et surtout
depuis quelques mois, vise à la mutation profonde de cet enseignement. Les SES c’est le moins qu’on puisse dire, est une discipline qui dérange un certain nombre de
groupes et de forces sociales, économiques et idéologiques. Aussi étrange que cela puisse paraître, l’investissement proprement politique de ces groupes et de ces forces, qui confine à
l’acharnement, est motivé par une conviction profonde selon laquelle cet enseignement a une responsabilité dans la distance critique de l’opinion française à l’égard des vertus du marché et
des dirigeants des grandes entreprises.
La constitution même de la commission Guesnerie est le fruit d’une décision
hautement politique qui a embrayé sur les attaques de plus en plus agressives de certaines associations et lobbies patronaux (Institut de l’entreprise, Jeunesse et entreprises, Positive
entreprise, etc), généreusement relayés par une presse complaisante. Michel Pébereau et Yvon Gattaz sont les deux plus éminents acteurs de cette opération menée de mains de
maître [1].
Ce n’est pas la première fois que le pouvoir politique embraye sur les campagnes polémiques dirigées contre les SES. Le Codice (Conseil pour la diffusion de la culture économique), cet organe créé en septembre 2006 par Thierry Breton, avait déjà pour l’une de ces cibles l’enseignement secondaire. Sa mission étant sans doute trop large, cet organe installé à Bercy ne parvint pas à ses fins. Avec la commission Guesnerie nommée par Xavier Darcos, l’erreur tactique a été corrigée et le but est maintenant tout près d’être atteint. Cette victoire prochaine est due pour l’essentiel a une très grande habileté politique qui a consisté à faire légitimer la réforme des SES par des universitaires bien choisis, appuyés de l’extérieur par quelques académiciens et de l’intérieur par quelques enseignants de SES et par l’inspection générale de la discipline. Ce qui n’aurait pas été possible si l’IDE avait été ouvertement en charge de la réforme le devient grâce aux bons offices des universitaires scientifiquement « qualifiés » et des pédagogues prêts à la « rupture ». Ce jeu subtil, quoique classique, va permettre maintenant au ministre Xavier Darcos, fort d’un « large consensus », de mettre rapidement en place de nouveaux programmes qui récompenseront enfin tous les efforts des groupes de pression patronaux.
D’abord réunie au prétexte d’examiner les seuls manuels, la commission a eu pour mission d’évaluer également les
programmes. Elle n’a pas pu s’empêcher, même indirectement, de se prononcer sur les méthodes. Autrement dit, la commission Guesnerie en un nombre limité de séances et de semaines de travail
(la commission a été installée en février et a rendu son rapport en juillet) a voulu faire un audit complet d’une discipline qui a derrière elle quarante ans d’histoire, de difficultés,
d’acquis, de débats, de réformes nombreuses. En 28 pages, certes denses, la chose n’était pas simple, il faut le reconnaître. Puisque le texte est court, il convient de prendre tous les mots
au sérieux.
Puisque la commission a été réunie pour examiner la validité des critiques émises par les lobbies patronaux, il
convient d’abord d’examiner quelle pertinence leur a été accordée.
La première remarque, qui n’est pas anodine, est la manière dont le rapport identifie la source des attaques
contre les SES. Pour le rapport, elles viennent de la « société civile ». Ce pieux mensonge était sans doute indispensable pour leur donner du poids. Si le rapport avait fait preuve
de l’objectivité dont il se revendique, il aurait dû identifier l’origine véritable des attaques que subissent les SES : l’IDE et les autres petits groupuscules ; il aurait dû
également examiner la qualité des enquêtes menées par les rédacteurs des articles anti-SES dans la presse. Bref, il aurait dû faire ce que l’on attend d’un travail scientifique : montrer
qui, pourquoi et comment l’on cherche à discréditer cet enseignement. A la place, il travestit le processus historique qui a mené à la création de cette commission par X.Darcos, il déguise la
source des attaques, et ce afin de justifier son existence même et de donner une légitimité académique aux graves accusations des milieux patronaux et de certains
journaux [2].
Ce péché originel entache d’emblée un texte qui pourtant prend souvent le ton de la leçon de morale laïque. Le rapport Guesnerie fait de ces critiques de la supposée « société
civile » son point de départ : on les retrouve toutes, et même si elles ne sont pas cohérentes entre elles, elles condamnent sans appel cet enseignement. Il y
a d’abord des critiques largement partagées par les praticiens sur l’ampleur des programmes. Mais sur ce point, aucune enquête ne vient dire d’où provient cette dérive quantitative, laquelle
enquête aurait montré que c’est l’éloignement de la problématique initiale et la volonté « scientiste » ou « universitariste » de
« coller » de plus près aux sciences de référence qui a alourdi les programmes. Le rapport laisse penser que « l’encyclopédisme » serait une tare intrinsèque alors que les
enseignants les plus anciens savent que la pédagogie à partir des « problèmes » n’avait pas l’ambition de donner aux élèves un panorama aussi large de l’économie, de la science
politique et de la sociologie, mais qu’elle voulait surtout développer l’esprit scientifique et expérimental de jeunes élèves à travers l’analyse des faits et la réalisation d’enquêtes.
L’erreur d’interprétation historique est sur ce point complète.
Faisant des manuels la base exclusive de son évaluation, le rapport égrène une série de critiques radicales :
c’est un enseignement qui plaît sans doute aux élèves mais qui est peu sérieux, mal informé, peu objectif, déséquilibré, tantôt trop médiatique, tantôt trop abstrait. L’absence de
« rigueur » scientifique est le fil même de la critique de R.Guesnerie. Deux condamnations en réalité se combinent : le manque de rigueur tient aux privilèges donnés aux
« problèmes », terme qui est pris par le rapport en deux sens différents mais qu’il confond. D’une part, il est reproché aux SES de partir des « problèmes » plutôt que des
« concepts ». Ce qui est ici visé est une stratégie pédagogique. D’autre part, il leur est reproché de souligner les « problèmes » plutôt que les « réussites »
de notre modèle économique et social. Ce qui est visé là est une orientation idéologique et politique. Le passage qui résume la condamnation est sans doute
celui-ci :
« De manière générale, les programmes de SES au lycée donnent l’impression qu’un enseignement de
« problèmes politiques, économiques et sociaux contemporains » est dispensé aux élèves, plutôt qu’un enseignement de sciences sociales visant à leur faire acquérir les fondamentaux
de l’économie et de la sociologie. Il est ainsi demandé aux élèves de trancher de grands débats contemporains (par exemple : les effets de la mondialisation) sans qu’ils aient pu
s’approprier les outils conceptuels et analytiques et les connaissances factuelles pour le faire et ce, sur un sujet où le savoir est loin d’être assuré et consensuel. »
(p.13)
Au-delà de ce jugement général, deux critiques convergent. L’une vise l’économie, l’autre la sociologie.Ces
critiques sont certes plus enrobées que celles de l’IDE ou de la presse anti-SES mais on les reconnaît toutefois assez facilement derrière la prudence du style. Le premier grand
« défaut » de l’enseignement économique, c’est la place trop importante accordée à la macroéconomie (« la moins assurée scientifiquement »), au détriment de la
microéconomie jugée plus scientifique [3]. Cette critique, qui reprend des attaques classiques de l’IDE,
consiste à souligner que l’approche macroéconomique, partant des « problèmes économiques » contemporains, invite à discussion et à interprétation. S’il est reconnu que le privilège
donné à la macroéconomie participe de l’esprit initial de la discipline donnant à la comptablité nationale une grande importance, c’est non pas pour dire qu’il y a là des outils d’analyse
intéressants permettant de comprendre le fonctionnement d’ensemble d’un système économique à travers des interdépendances fonctionnelles (ce qui est de la mission d’un enseignement général)
mais pour reprocher aux SES d’être trop descriptif et surtout de s’appuyer « sur les savoirs les plus difficiles et les moins consensuels de la discipline ». Les économistes de
l’INSEE apprécieront. Ces reproches incohérents qui ne veulent rien savoir du caractère formateur de la démarche à la fois analytique et synthétique de la comptabilité nationale, ne
s’expliquent au fond que par une volonté d’éliminer de l’enseignement la « bête noire » de tous les néolibéraux, John Maynard Keynes.
Tout aussi intéressant et significatif est le sort réservé à la sociologie, qui en dit long sur
« l’objectivité » du rapport Guesnerie. Qu’est-ce que cette « sociologie abstraite, déterministe et trop compassionnelle » ? Qu’est-ce que cette sociologie à la fois
trop abstraite et trop médiatique ? Qu’est-ce que cette sociologie trop critique à visée démystificatrice ? [4] Qu’est-ce que cet
enseignement qui ouvre la porte « à un relativisme qui, suggérant que toutes les opinions se valent, va au rebours d’une formation au choix citoyen ».
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que la sociologie critique et démystificatrice ressemble comme une sœur à celle de Pierre Bourdieu. Tout se passe comme si le rapport faisait mine de croire que tout ce qui est enseigné en sociologie relevait de ce courant critique [5]. « Débourdieuïser » les SES, tel est le sens des remarques du rapport Guesnerie certes euphémisées mais quand même assez claires pour qui veut bien faire l’effort de lire. Les expressions employées, pour qui connaît le champ sociologique, ne font aucun doute sur le fait que c’est la référence boudonienne qui a servi de grille de lecture à la commission Guesnerie.
Le rapport Guesnerie est sans aucune ambiguïté sur le plan des préconisations : il invite à une « rupture » avec l’enseignement des SES.
Pour être plus exact, il préconise un renversement complet de la logique pédagogique qui présidait à cet enseignement, sans d’ailleurs qu’il ne manifeste jamais la
moindre trace d’intelligence des raisons de la pédagogie inaugurale des SES. Petit rappel : cet enseignement partait de l’étude des « faits », des « problèmes » ou
des « objets-problèmes » pour faire acquérir aux élèves, dans et par l’examen même des faits, des outils conceptuels, des habitudes de raisonnement, des modes
d’analyse et même, de façon certes simplifiée, des théories afin de montrer en pratique comment les instruments de la science pouvaient éclairer les grandes questions économiques, sociales et
politiques auxquelles pouvait être confronté un citoyen. Au fondement de cet enseignement, il y avait non seulement confrontation « abstraite » des abstractions et des faits, mais
expérience la plus directe possible de la relation entre « instruments » et « faits » avec deux objectifs complémentaires : faire comprendre que les
« faits » n’étaient pas extérieurs aux concepts qui servaient à les constituer, qu’il s’agissait de « faits de science » ; impliquer les élèves eux-mêmes dans cet
apprentissage en les amenant à exercer leur intelligence sur des questions qui font sens pour eux, dont ils peuvent saisir les enjeux personnels et collectifs. C’était en même temps
l’occasion de permettre aux élèves deux expériences particulièrement formatrices, auxquelles l’université ne parvient que difficilement : le croisement des regards disciplinaires et la
mise en question réciproque de ces visions spécialisées [6]. De manière certes timide, l’enseignement des SES avait de surcroît une vertu qui lui avait donné tous ses
titres républicains : il permettait une mise en question des savoirs eux-mêmes, protection indispensable face au danger de l’inculcation d’un catéchisme [7]. L’activité des élèves ou encore
la place laissée à la discussion n’étaient pas des gadgets pédagogiques issus de Mai 68, mais une dimension essentielle de la formation de l’esprit scientifique [8], lequel ne va pas sans la problématisation des « objets » comme des
« théories » [9]. Certes, cet enseignement a connu
des dérives malheureuses : l’effacement de la dimension historique, une fascination scientiste, une hypertrophie des programmes. Mais la référence aux principes fondateurs ont permis de
les limiter.
Le rapport Guesnerie inverse complètement la logique et propose un enseignement dogmatique reposant sur la transmission des « fondamentaux »,
selon une mode générale lancée par le néoconservatisme pédagogique de « retour aux basiques » [10]. Le rapport écrit ainsi dans un passage particulièrement explicite : « « (…) l’étude devrait
être beaucoup plus tournée vers l’acquisition de compétences et de connaissances, sur ce que l’on appelle ici »les fondamentaux« , c’est-à-dire les outils conceptuels, les
raisonnements, les méthodes d’analyse et de confrontation empirique. Rompant avec la conception actuelle des programmes, la Commission propose de mettre au cœur de
l’enseignement l’acquisition de ces bases des cultures et des raisonnements disciplinaires et de faire de cette acquisition l’objectif prioritaire et structurant de l’enseignement ». On
doit bien comprendre que le problème n’est pas l’acquisition des outils élémentaires, ce qui est bien le but de l’actuelle pédagogie, mais le rapport entre l’assimilation de ces
« fondamentaux » et l’étude des faits économiques, politiques et sociaux. Il s’agit en l’occurrence d’une conception dogmatique de la science conçue comme ensemble clos, achevé,
pyramidal et consensuel, conception qui est ensuite simplement plaquée sur une pratique pédagogique. Les faits n’y sont plus alors que des illustrations thématiques, les évaluations ne sont
plus que des « exercices » n’admettant qu’une seule solution, par la mise en œuvre mécanique des techniques et des « théorèmes » [11]. En d’autres termes, le rapport Guesnerie introduit à la place des « problématisations » de
l’actuelle pédagogie, qui suppose l’utilisation pertinente et contextualisée des connaissances, un « catéchisme » de fondamentaux dont la naissance comme l’emploi sont détachés de
tout contexte pratique et théorique, et qui sont, partant, indiscutables. On comprend alors que cette conception scolastique de la science, particulièrement archaïque,
débouche sur une pédagogie qui ne pourra être qu’autoritaire, unilatérale, mécanique, et particulièrement dissuasive pour les élèves [12]. C’est au fond vouloir appliquer à l’enseignement secondaire ce qui a fait la preuve de son échec à
l’université et qui est pour une large part à l’origine de la crise de recrutement des facultés de sciences économiques.
Cette conception part d’un double présupposé. La science doit être enseignée pour elle-même en transmettant un ensemble d’outils (lois, concepts,
mécanismes, faits) qui vont s’accumuler dans le cerveau des élèves comme ils sont supposés s’être accumulés dans celui des institutions et bibliothèques scientifiques. La science économique
comme la science sociale doit partir du supposé élément « simple » qui est l’individu et son comportement pour aller ensuite vers le complexe et le collectif selon les principes de
« l’individualisme méthodologique ».
L’un des aspects les plus régressifs du rapport Guesnerie est l’insistance mise sur le « consensus » qui serait l’index de la scientificité.
Cet hommage sans doute involontaire à Auguste Comte conduit évidemment à une conception de l’histoire scientifique comme progrès linéaire, cumulatif, unilatéral des connaissances alors que
l’on sait bien que dans toutes les sciences et notamment dans les sciences de la société la « science normale » lorsqu’elle existe ne s’est imposée que dans des combats et qu’elle
est toujours sujette à des contestations qui permettent des sauts et des ruptures. Pour ce qui est des sciences de la société, la lutte entre « paradigmes » n’a jamais cessé et si
une certaine conception de la science domine à un certain moment, cela n’est pas étranger à des circonstances politiques et académiques qui relèvent du rapport de force. La microéconomie,
parce qu’elle est réputée ne pas être contestée et discutée, est décrétée plus scientifique. La science, c’est l’absence de débat. C’est évidemment doublement faux. La microéconomie est
hautement contestable dans ses présupposés ; elle est même contestée depuis très longtemps en tant qu’on peut la juger fondée sur une mauvaise abstraction, le
comportement individuel intéressé et maximisateur. Il n’y a sans doute pas d’ailleurs une hypothèse plus discutée que celle de la « rationalité » qui sous-tend la microéconomie
d’inspiration néoclassique. Ainsi, affirmer comme allant de soi « qu’il conviendrait de partir de la notion de rareté, de la question de prise de décision des agents sous contrainte, de
l’agencement de ces décisions dans le cadre d’activités de production, de distribution et de consommation », comme s’il s’agissait d’un point de départ incontestable et non problématique
est une vision très restrictive de l’économie. De la même manière, laisser penser que l’individualisme méthodologique est la seule méthode d’explication reconnue en sociologie est un coup de
force, surtout si l’on pense à la caricature qui est faite par le rapport la position déterministe de nombreux sociologues (assimilée à un « réalisme »
grossier) [13]. De façon générale, le texte
évite une question absolument centrale qui est le rapport hautement problématique entre le modèle de l’homme économique et celui du sujet social. D’où l’idée, qui semble bien être celle des
rapporteurs, selon laquelle il y aurait un terrain commun, des passerelles aisées à franchir entre la microéconomie néoclassqiue et la sociologie boudonienne et de la sociologie des
organisations de Crozier d’autre part. Ce qui n’est sans doute pas si simple. Mais au moins ces dernières sociologies, en postulant des agents libres et autonomes, ne contredisent-elles pas
la fiction intenable de l’homo oeconomicus. D’où le privilège qui semble leur être accordé et le « programme commun » qui semble pouvoir se dessiner à partir
de l’individu rationnel et stratégique.
Mais surtout, et c’est le plus important peut-être, cette conception de l’enseignement catéchistique des fondamentaux ne correspond pas à la mission de l’enseignement général secondaire. Contrairement à ce que croient peut-être les auteurs de ce rapport, le secondaire n’a pas pour objectif de préparer directement les élèves à l’enseignement supérieur d’économie et de sociologie mais de leur donner une formation intellectuelle générale la plus complète possible leur permettant de suivre une grande diversité de cursus spécialisés [14]. Il s’agit plutôt de susciter chez l’élève des modes outillés de raisonnement et de connaissance leur permettant de mieux comprendre le monde qui les entoure et de leur procurer la capacité de réfléchir en dehors de tout dogmatisme à la pertinence des différents « paradigmes » qui divisent les champs disciplinaires. L’esprit de l’enseignement secondaire n’est pas celui de l’enseignement supérieur [15].L’aspect éducatif (attitude scientifique, esprit critique, sens de la responsabilité sociale, propension au questionnement, pratique du débat) est tout aussi important que l’aspect proprement cognitif. Il est évidemment incompatible avec tout catéchisme de « fondamentaux » à inculquer autoritairement [16]. Enfin, pour ce qui est de la dimension proprement pédagogique, il semble que le rapport ne sache pas vraiment ce qu’est un « élève » et qu’il le confonde avec un appareil capable d’enregistrer des « fondamentaux » puis de les appliquer dans des thèmes et des exercices bien choisis. Même la pédagogie sous Jules Ferry était plus subtile.
Le rapport Guesnerie est un travail de commande politique parfaitement honorée. Il ne cache pas son hostilité
profonde à ce que sont les SES et à leur démarche et il entend de la manière la plus explicite les remplacer par un catéchisme de « fondamentaux » faisant la part belle à la
microéconomie et à une sociologie neutralisée et opérationnelle. De façon plus subtile que l’IDE, le but reste clair : mettre au pas une discipline trop peu inscrite dans le grand
consensus libéral du fait de son origine impure à l’époque de la modernisation gaulliste, à un moment où le pouvoir politique ne faisait pas de l’intervention de l’État, de la macroéconomie,
et de la question du « partage des bénéfices » des questions complètement taboues. La situation actuelle des SES est marquée par un paradoxe et par un
drame.
Le paradoxe est que la liberté dont cet enseignement a joui a tenu à une certaine conjoncture historique, le
milieu des années 60, où le dogme libéral ne dominait pas encore complètement l’université et l’administration. Il a longtemps survécu et s’est développé grâce aux mobilisations des
enseignants et grâce aussi à son immense succès pédagogique auprès des élèves de lycée.
Son drame tient à la domination actuelle de la rationalité néolibérale et à son impact sur les experts, les
universitaires, les journalistes et les administrateurs. Il tient également à l’échec relatif des tentatives de dépassement des autismes monodisciplinaires dans le champ académique, et ce en
dépit de certaines avancées chez les historiens dans les années 60-70 et de certains efforts de rapprochement inaboutis entre sociologues et économistes hétérodoxes. Les SES sont le fruit
d’anticipations intellectuelles, qui n’ont pas donné lieu aux réalisations universitaires et scientifiques qu’elles annonçaient.
Les SES font par là l’épreuve d’une certaine solitude politique et académique. Cette solitude relative est une
chance pour les adversaires de toujours de la pensée libre qui croient que le moment est venu de régler ses comptes à une discipline indisciplinée. Ce n’est là qu’un calcul de court terme car
le triomphe actuel de la raison marchande ne durera peut-être pas toujours. On peut même penser que c’est un très mauvais calcul, pour les élites dirigeantes, que de priver la jeunesse
lycéenne des outils d’analyse rigoureux des problèmes économiques, politiques, écologiques et sociaux auxquels seront confrontées les nouvelles générations. La société a horreur du
vide.
Les liquidateurs auraient tort cependant de penser que l’opération va se faire aussi aisément qu’ils l’imaginent. Il n’est pas certain qu’élèves et parents, enseignants et citoyens, syndicats et universitaires laisseront faire un tel mauvais coup porté à l’enseignement républicain. Mais surtout, ils risqueraient d’oublier la grande leçon de Durkheim, qui s’y connaissait en pédagogie : « Un programme ne vaut que par la manière dont il est appliqué (...), s’il est appliqué à contresens ou avec une résignation passive, ou il tournera contre son but ou il restera lettre morte. Il faut que les maîtres chargés d’en faire une réalité le veuillent, s’y intéressent ; c’est à condition de le vivre qu’ils le feront vivre. Ce n’est donc pas assez de leur prescrire avec précision ce qu’ils auront à faire, il faut qu’ils soient en état de juger, d’apprécier ces prescriptions, de voir leur raison d’être, les besoins auxquels elles répondent. »