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Turquie. Place Taksim, dans le chaudron de la révolte en famille, seuls ou en groupes...

Vendredi 7 juin 2013

Istanbul (Turquie), reportage de notre envoyé spécial. Sur la célèbre place du cœur de la cité, les manifestants ne désarment pas, alors que dans les fiefs du parti au pouvoir, à la périphérie, les critiques fusent contre les protestataires, mais aussi contre l’intransigeance du premier ministre.

Il est 19 h 30. Le funiculaire qui relie Kabakas à Taksim est plein, on se serre pour faire de la place à ceux qui arrivent. Cette petite foule joyeuse se rend sur la célèbre place du cœur de la cité stanbouliote comme si elle allait à un concert. On rit, on s’apostrophe. « Il y a bien longtemps qu’on n’avait pas vu ça ! » explique Ismet, étudiant.

À la sortie du funiculaire, qui est aussi celle des trains de banlieue, dans une ambiance colorée, des vendeurs proposent aux arrivants une panoplie du parfait manifestant : casque de chantier pour se protéger des matraques policières, lunettes de piscine pour échapper aux gaz lacrymogènes. «Avec ça, précise Ismet, rien à craindre !» Et de montrer fièrement, en guise de trophée, un fourgon de police, en partie saccagé, tagué, bardé d’affiches où on peut lire comme un défi : « Si on veut, on peut ». Pour ces dizaines de petits vendeurs, d’habitude chassés par la police qui stationnait en permanence à Taksim, cette « révolution » est propice aux affaires. Drapeaux, badges, tee-shirts, eau minérale, sandwichs sont écoulés.

[1]

Sous un ciel orageux, la place est noire de monde. Pas l’ombre d’un policier. Depuis sept jours, elle fait figure de zone libérée au cœur d’Istanbul. Les gens arrivent en famille, seuls, en couples, en groupes. On se salue, on se congratule, on discute. « On est là, on a dit ce qu’on avait à dire, on ne bouge pas », dit une jeune fille. Autour du , décoré d’emblèmes nationaux, de drapeaux rouges, de portraits de progressistes turcs, de mots d’ordre « Touchez pas à nos arbres » ou fustigeant Erdogan [2], on danse en groupes, on prend des photos souvenirs. Partout des affiches, des banderoles, des stands de partis de gauche. Comme ceux du BDP (Parti pour la paix et la démocratie, kurde), bien en vue. Ce soir, les militants kurdes sont en force. Mais pas de portraits d’Ocalan [3]. Les militants du BDP sont heureux, applaudis.

De temps à autre, au son des tambours, arrivent, sous un tonnerre d’applaudissements, des cortèges de syndicalistes marchant derrière d’immenses banderoles. Il sont solidaires, certes, mais ils n’oublient pas leurs revendications propres : « On nous dit que l’économie turque fait partie des 17 meilleures au monde. Mais nous, on n’en voit aucune retombée. Il n’y a que les capitalistes qui en profitent », dit cet ouvrier du bâtiment.

Ce mercredi soir, c’est Lailat al-Miraj – fête qui commémore le voyage nocturne du prophète Mahomet à Jérusalem et son ascension vers le ciel. Exceptionnellement, pas d’alcool. Les « musulmans anticapitalistes », eh oui, présents sur le parc, offrent des gâteaux, des loukoums et des boissons. Après une courte prière à la mémoire des victimes, ces musulmans progressistes entonnent des slogans tels que « Dieu, du pain et la liberté », ou encore « Main dans la main contre le fascisme ».

Sur l’avenue de l’Istiklal et dans les rues qui y mènent, boutiques, restos, bars sont ouverts. Les traces des violences de vendredi dernier – bulldozers, camions, bureaux de l’entreprise chargée du projet d’aménagement urbain saccagés ou incendiés –, on ne les trouve qu’à proximité de Gezy Park, où campent nuit et jour des centaines de jeunes.

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Cette foule hétéroclite, venue d’horizons divers, n’a en commun que la colère contre l’arrogance et l’autoritarisme du premier ministre, surtout les femmes, excédées par ses discours leur recommandant de faire un troisième enfant. « Comme si on n’était pas assez nombreux dans ce pays », dit une trentenaire. « On ne s’est pas affranchis d’une société paternaliste et autoritaire, dite laïque, pour lui en substituer une autre parée d’un moralisme religieux désuet ! » s’emporte Evren, professeur de philosophie.

Ailleurs, dans Istanbul, on critique les occupants de la place Taksim. « Ceux qui veulent faire de la Turquie une nouvelle Égypte n’ont qu’à aller faire leur révolution au Caire, pas ici ! » tonne ce commerçant du quartier de Fatih, où l’ambiance est bien différente. Ici, autour de la mosquée de Bayezid, dans l’Istanbul historique, c’est le fief de l’AKP. « Ils ont bu de l’alcool et fumé dans une mosquée de Besiktas », croit savoir ce jeune vendeur, ignorant le démenti de l’imam de la mosquée citée. À Fatif comme à Ayoub, autre fief du parti islamo-conservateur, la confrérie de Fethullah Gulen, le bras armé religieux de l’AKP, de ses réseaux sociaux et caritatifs, quadrille les quartiers populaires de l’ancienne capitale ottomane et veille. « Il faut que ça s’arrête. » « Tayyip doit faire un geste », entend-on cependant de plus en plus.

[5]

Une certitude, même si la jeunesse des quartiers populaires n’est pas présente en masse à Taksim, il n’en reste pas moins que le mouvement protestataire – libertaire, ainsi que le revendiquent 92 % des participants, selon un sondage réalisé par l’université Bilgi d’Istanbul – ne faiblit pas. Et l’inquiétude a grandi. Les propos d’Erdogan à Tunis affirmant qu’il maintient le projet d’aménagement de Gezy Park, dénonçant la présence d’une « organisation terroriste » à Taksim, allusion sans doute au BDP kurde. Qui plus est, le chef de l’État n’aurait pas apprécié, dit-on, les « excuses » de son vice-premier ministre, Bulent Arinc à l’endroit des manifestants victimes des violences policières. Pourtant, ce dernier, en recevant une délégation de « la plateforme de Gezy Parc », assurant que le dossier serait réévalué, aura au moins tenté de calmer la tension. Le Musiad (syndicat patronal proche de l’AKP), mais aussi le Tumsiad (le MPdef turc) attendent un geste d’apaisement. Reprise des affaires oblige.

  • Lire aussi :

Témoignages d’Istanbul : Vent de révolte [6]

Les Turcs attendent le retour de Tayyip Erdogan [7] [8]

Les syndicats appuient le mouvement de contestation [8]

URL source: http://www.humanite.fr/monde/place-taksim-dans-le-chaudron-de-la-revolte-en-fam-543281

Turquie :  Place Taksim, dans le chaudron de la révolte
Turquie :  Place Taksim, dans le chaudron de la révolte
Tag(s) : #Europe
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